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Quel est l’intérêt de la neuropsychanalyse … et le paysage francophone.

Serafino Malaguarnera

Quel est l’intérêt de la neuropsychanalyse … et le paysage francophone.

Introduction

« Quel est l’intérêt de la neuropsychanalye ? » est une question qu’on ne pose plus tellement dans le paysage psychanalytique anglophone, car cette nouvelle approche permettant un véritable dialogue entre la psychanalyse et les neurosciences a désormais fait ses preuves tant au niveau théorique qu'au niveau clinique. Dans ce cas, la jeunesse de cette approche ne se couple pas avec immaturité. Le paysage psychanalytique italien a également accueilli avec intérêt les recherches, les théories et les applications de la neuropsychanalyse. En revanche, le paysage psychanalytique francophone s’est montré critique dès la naissance de cette nouvelle approche. Cette attitude critique s’est transformée en peu de temps en rejet, et le terme neuropsychanalyse est venu presque à occuper la place d’un canular. « Quel est l’intérêt de la neuropsychanalye?» est alors une question souvent posée pour souligner et confirmer ultérieurement le peu d’intérêt qu’elle amène, et cela tant du côté des psychanalystes que du côté de ceux qui ont un regard critique envers la psychanalyse. Ces derniers voient dans cette nouvelle approche une dernière tentative de sauver la psychanalyse qui se trouverait à son dernier souffle.  Ainsi, la neuropsychanalyse se trouve, malgré elle, marginalisée dans le paysage francophone. Bien qu’il y ait plusieurs psychanalystes francophones connus et reconnus qui contribuent au progrès de cette nouvelle approche, ils restent cependant une minorité face à la plupart. Parmi ceux-ci, il y a des psychanalystes qui sont complètement indifférents vis-à-vis de la neuropsychanalyse n’ayant aucune connaissance de cette approche et d’autres, ayant lu quelques résumés, affichent ouvertement une position critique envers ce regard croisé entre psychanalyse et neuroscience.

Le paysage psychanalytique francophone

Les raisons qui peuvent expliquer cette attitude généralisée des psychanalystes, qu’elle soit d’indifférence ou critique, doivent être probablement recherchées dans l’histoire même de la psychanalyse française. Ce qui la caractérise essentiellement par rapport à l’histoire de la psychanalyse des autres pays est l’énorme influence de la pensée de Jacques Lacan. Au départ, Lacan a amené un vent de nouveauté à la psychanalyse et surtout une ouverture aux autres savoirs qui s’est révélée comme un instrument puissant pour développer des concepts psychanalytiques en les libérant d’un cloisonnement théorique. Au fil du temps, un étrange phénomène a vu le jour et s’est confirmé après la mort de Lacan, devenant presque un label du mouvement lacanien. Ceux qui l’ont suivi, ou le suivent, ont commencé à lire et relire d’une manière méticuleuse, presque religieuse, les séminaires de Lacan, attitude ayant beaucoup de points en commun avec la scolastique, et, c’est le point qui nous intéresse le plus, l’investissement élevé de l’enseignement de Lacan a eu, et a, comme effet la création d’une grille de lecture tellement puissante que le monde de la connaissance est filtré par elle. Malheureusement, c’est un mouvement que Lacan a également contribué à mettre en route. Au départ, l’initiative d’ouverture aux autres savoirs visait à les questionner pour remettre en mouvement des concepts psychanalytiques gelés par une transmission théorique rigide et cloisonnée. Au fur et à mesure que Lacan construit ses mathèmes, ceux-ci peuvent imposer une torsion à la lecture d’une connaissance issue d’un autre savoir. En d’autres termes, ce n’est plus le questionnement d’un autre savoir qui aide à mieux cerner un concept psychanalytique, mais c’est le savoir questionné qui est mieux cerné grâce à un concept psychanalytique. Cependant, cette attitude ne peut pas être généralisée. Par exemple, lorsque Lacan côtoie Althusser, il va remanier la présentation conceptuelle de l’objet petit a à travers un questionnement d’une notion de Marx. Nous saluons avec intérêt le mouvement dialectique, qu’on retrouve chez Lacan, entre le remaniement d’une notion psychanalytique suite à un questionnement d’un autre savoir et celle d’un autre savoir suite à une lecture à travers une notion psychanalytique. Ce même mouvement pourrait s’appliquer envers les neurosciences à travers les avancés de la  neuropsychanalyse. Si chez Lacan nous arrivons à retrouver ce mouvement, bien qu’il s’estompe au fil du temps, chez ceux qui le suivent, ce mouvement n’apparaît plus et apparaît plutôt ce que nous avons appelé « l’étrange phénomène », phénomène plus proche à la scolastique ou à ce que la sociologie étudie sous le nom de « mouvement sectaire ». Il est tout même important de souligner que cette analyse, comme toute analyse, ne peut pas être généralisée, car elle retrace l’âme d’une réalité qui habite la majorité et non pas la totalité des personnes composant un mouvement de pensée pris en compte. Nous allons maintenant aborder un autre point qui contribue, probablement avec un poids plus important, à cet état de marginalisation de la neuropsychanalyse dans le paysage psychanalytique francophone.  Lacan a mené une critique assez virulente envers le culturalisme et le néo-freudisme américains.  Cette critique visait essentiellement l’idée que Lacan s’était faite sur la conception de la psychanalyse américaine, à savoir la conception de la psychanalyse comme une technique d’adaptation. Nous avons précisé qu’il s’agit d’une d’idée que Lacan s’était forgée, car elle est considérée comme une interprétation plutôt qu’une conception affichée d’une manière explicite par les représentants de la psychanalyse américaine de cette époque. L’idée de cette conception a fini par recouvrir l’ensemble de la production provenant de l’Amérique, héritière d’une philosophie pragmatique, loin d’un intellectualisme à la parisienne du XXie siècle, et de l’utilitarisme de Bentham que Lacan n’a pas manqué à critiquer. La neuropsychanalyse, production américaine, n’a pas échappé à cette grille de lecture.  Éric Laurent, figure de proue de l’École de la Cause freudienne, dans son ouvrage « Lost in cognition », affirme que la neuropsychanalyse américaine véhicule l’idée de réduction à la norme et d’adaptation. Il ajoute que la neuropsychanalyse ne serait au fond qu’une version du néo-freudisme américain qui concevait la psychanalyse comme une technique d’adaptation. Ici, notre intérêt ne se porte pas sur le souci de vérifier si ce qu’Eric Laurent amène soit pertinent ou pas, mais sur la constatation d’un continuum de pensée avec ce que pensait Lacan du néo-freudisme américain. Et ce sont surtout les effets de ce continuum de pensée qui nous intéresse ici, car nous risquons de répéter les mêmes erreurs du passé.  Il suffit de se rappeler ce qui a été dit sur cette idée de Lacan sur la conception américaine de la psychanalyse. Indépendamment de la pertinence ou pas de cette idée, il y a deux points qui ont été soulevés : cette idée est très réductrice  vis-à-vis d’une vaste production théorique et clinique psychanalytique et elle a complètement marginalisée cette production à tel point d’être rayée parmi les lectures. Ces deux points risquent de s’appliquer également à la neuropsychanalyse. Nous ne déconseillons pas la lecture de l’ouvrage d’Eric Laurent qui peut-être plus ou moins intéressante, bien qu’il témoigne d’une connaissance limitée de l’argument. Ce que nous déconseillons est l’application systématique des grilles de lecture qui forment le soubassement du mouvement lacanien aux connaissances qui se constituent ailleurs et de se laisser prendre, inconsciemment,  par certaines pensées qui se constituent chez des personnes qui occupent une position de prestige dans un mouvement. En d’autres termes, ce n’est pas parce que Lacan a dit que le néo-freudisme américain conçoit la psychanalyse comme une technique d’adaptation qu’alors on ne peut pas se forger aucune autre idée sur le néo-freudisme américain. Maintenant, ce n’est pas parce qu’Eric Laurent a dit que la neuropsychanalyse véhicule l’idée de réduction à la norme et d’adaptation  que ce soit effectivement ainsi. Certes, nous venons de formuler des pensées conscientes, alors que concrètement elles fonctionnent sur le mode du fonctionnement de l’inconscient comme il a été expliqué par Lacan. Un des aphorismes de Lacan sur l’inconscient est : l’inconscient est le discours de l’Autre. Les mouvements de pensées, lesquels sont soumis à des vecteurs de force contraignants, n’échappent pas au  fonctionnement de l’inconscient. À partir du moment qu’on accepte de faire partie d’un mouvement de pensée, qui soit psychanalytique ou autre, nous acceptons d’entrer dans un milieu signifiant où la logique des connexions entre les signifiants composant le soubassement ou structure s’est constitué ailleurs, dans un lieu Autre. Toutefois, l’idée du départ de Lacan était de dévoiler ce fonctionnement et de forger des outils puissants pour se défaire de l’Autre ouvrant la possibilité à chacun de remanier  les connexions entre les signifiants composant le soubassement ou structure qui s’est constitué ailleurs selon un propre désir, tout en restant dans un mouvement. Nous avons introduit un autre terme : le désir. Dans les milieux lacaniens on parle souvent du désir du psychanalyste, beaucoup moins du désir de connaissance. Freud était animé par un désir de connaissance, Lacan était lui aussi animé par un désir de connaissance, car il nous a permis de dévoiler une partie du fonctionnement psychique. Mais lorsqu’on se penche sur ceux qui suivent Lacan, qui  lisent et relisent les séminaires à partir desquels ils se constituent une puissante grille de lecture, il semble que le désir dominant n’est plus celui de connaître effectivement comment fonctionne le psychisme humain, mais comment Lacan conçoit le fonctionnement du psychique humain. Le désir du psychanalyste articule ce qui en est du transfert dans la pratique analytique, alors que le désir de connaissance pourrait articuler ce qui en est du transfert de travail. Le désir du psychanalyste, ne vouloir rien en savoir, est un regard intrinsèque, le désir de connaissance, en vouloir en savoir un peu plus, est un regard extrinsèque.

Dans un présent où la neuro-imagerie a atteint des connaissances impensables, la neuropsychanalyse pourrait être vue comme un lieu qui permet de :

  • remettre en mouvement une certaine dialectique, qu’on retrouve chez Lacan, entre le remaniement d’une notion psychanalytique suite à un questionnement d’un autre savoir et celle d’un autre savoir suite à une lecture à travers une notion psychanalytique ;
  • remanier  les connexions entre les signifiants composant le soubassement ou structure qui s’est constitué ailleurs ;
  • relancer un désir de connaissance du fonctionnement du psychique humain.

Un dernier point qui peut contribuer à la marginalisation de la neuropsychanalyse dans le paysage psychanalytique francophone est le style de transmission de la psychanalyse propre à Lacan et aux mouvements lacaniens. C’est un style qui reflète le fonctionnement de l’inconscient et de la pratique analytique. Il y a une phrase assez connue de l’étourdit qui est la suivante : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend ». Lacan développe la relation entre le dire, indiqué par le verbe au subjonctif dans la proposition « Qu’on dise », et le dit exprimé par l’indicatif. Le dire, qui est du côté de l’énonciation, exprime avec son subjonctif la possibilité et l’existence d’un acte alors que le dit, avec son indicatif qui exprime l’assertivité, se fonde sur les valeurs de vérité des propositions universelles et particulières. Le dire représente la subjectivité qui s’exprime à travers des dits. Un dit, qui ne peut jamais recouvrir l’entièreté de dire ou de la subjectivité, exprime une vérité subjective et non pas la Vérité subjective. La vérité ne peut qu’être mi-dite parce que pouvoir toute l’exprimer voudrait signifier que la totalité du dire puisse correspondre au dit. Tout au long de l’étourdit, Lacan s’engage alors dans une pratique de l’équivoque qui reflète la dimension et tension entre le dire et le dit. Cette pratique de l’équivoque s’est enrichie chez Lacan, et le mouvement lacanien, d’une pratique du trébuchement, de l’évitement d’agencement de propositions universelles et particulières selon une logique d’assertivité. Si cette pratique devient un style permanent, elle produit inévitablement une réticence face à des articulations discursives claires et des propositions scientifiques, qui caractérisent par exemple une approche comme la neuropsychanalyse. Ce style produit également un autre inconvénient. Cette pratique de l’équivoque ou de l’émergence d’une position subjective dans les dits traduit surtout un souci de transmission de la psychanalyse. Le souci d’une progression de la compréhension du fonctionnement psychique, surtout dans le domaine des problématiques, devient moins important. 

Pour conclure, rappelons, à titre d’information, qu’il y a des psychanalystes d’orientation lacanienne qui contribuent d’une manière décisive au progrès concernant le dialogue entre la psychanalyse et les neurosciences. Citons, à titre d’exemple, François Ansermet et Ariane Bazan.

Quel est l’intérêt de la neuropsychanalyse pour la pratique analytique ?

Dans le paysage francophone, la question «  Quel est l’intérêt de la neuropsychanalyse » prend souvent la forme d’une question plus précise : « Quel est l’intérêt de la neuropsychanalyse pour la pratique du psychanalyste ? ». Par exemple,  Pierre Fédida (Le canular de la neuropsychanalyse) n’accorde pas un intérêt envers une lecture neuroscientifique des concepts psychanalytiques parce que la pratique psychanalytique ne pourrait en recevoir  aucun bénéfice. La comparaison qui illustre cette idée est assez connue : accorder une utilité des neurosciences pour la psychanalyse serait comme accorder une connaissance technique de la construction d’une plume à l’accès à l’écriture ou à l’art d’écrire. C’est une curieuse manière d’aborder l’utilité d’une nouvelle approche qui se propose de renouer avec les neurosciences alors que la question de l’utilité de la connaissance théorique pour la pratique psychanalytique a toujours été un sujet controversé. Freud n’a jamais établi des liens directs entre les élaborations théoriques et la pratique analytique qui restait essentiellement une pratique, car chaque analyse doit être considérée comme un cas unique. Comme dans une partie d’échecs, on peut traiter d’un point vu théorique ce qui se passe au début, les ouvertures, et à la fin, mais on ne peut rien dire sur ce qui se passe entre les deux.  Dans le domaine de la psychanalyse, il n’y a pas vraiment un lien direct entre la théorisation et la pratique analytique, il y a plutôt un lien indirect. De plus il y a un vecteur qui relie d’une manière indirecte la théorisation à la pratique analytique et un autre qui relie, toujours d’une manière indirecte, la pratique à la théorisation psychanalytique. Ainsi, la théorisation influence ou modifie la conception qu’on se fait sur un point du fonctionnement psychique qui aura un impact sur l’écoute du psychanalyste et de sa compréhension du patient, de même l’écoute et la compréhension du patient aura un impact sur la théorisation d’un point du fonctionnement psychique. À cela, nous pourrions également ajouter le corps, comme disait Nietzche, qui est une autre puissante grille de lecture qui filtre notre rapport à la théorisation et à l’écoute du patient. Face à une telle complexité, une attitude d’ouverture ne peut qu’être bénéfique. C’est probablement pour cette raison que Freud conseillait l’étude de plusieurs domaines de connaissance pour la formation d’un psychanalyste. Lui-même avait touché plusieurs domaines de savoir, parmi lesquels la biologie à laquelle il accordait une  grand intérêt.  

Freud déconseillait la prise en charge de patients trop jeunes ou trop vieux et de ceux ayant certaines problématiques comme les psychoses. Depuis, les tranches d’âge et les problématiques prises en charge se sont considérablement élargies. Les avancées de la neuropsychanalyse ont permis une prise en charge plus ciblée de certaines problématiques (par exemple, les patients cérébro-lésés). Pour des renseignements sur cette partie, voir l’entrée « Traitement psychanalytique » du « Dictionnaire de neuropsychanalyse ».     

Quel est l’intérêt de la neuropsychanalyse pour ceux qui sont critiques envers la psychanalyse ?

Dans le paysage francophone, ceux qui ont un regard critique envers la psychanalyse, motivé par son absence de scientificité, rejette presque en bloc la neuropsychanalyse. C’est tout de même une attitude étrange étant donné que la neuropsychanalyse amène finalement, après des décennies d’attente, des expériences qui respectent des protocoles stricts de recherche. Les raisons pouvant expliquer une telle attitude doivent probablement être recherchées dans l’histoire récente du paysage francophone. Les quinze dernières années ont vu défiler plusieurs événements qui discréditent l’apport psychanalytique : les rapports de l'INSERM, le Livre Noir de la psychanalyse, le crépuscule d’une idole de Michel Onfray, les recommandations de la HAS, le documentaire "Le mur", et quelques autres événements. La neuropsychanalyse pourrait agréablement amener à toute une série de critiques des explications soutenues d’une manière scientifique. Mais, il y a une telle stigmatisation de tout ce qui provient de la psychanalyse que même la présentation d’une recherche ayant suivi un strict protocole de recherche n’aura plus aucun effet. Ceux qui ont un regard critique envers la psychanalyse reproduisent envers la neuropsychanalyse désormais le reproche lancé à la psychanalyse, c’est-à-dire le manque de rationalité. Et encore, ils reproduisent un autre reproche envers la neuropsychanalyse quand ils disent que la France, à cause de la psychanalyse, est en retard sur tout par rapport aux États-Unis. En évacuant la neuropsychanalyse, ils évacuent ce qui est considéré comme une avancée aux États-Unis. Ce qui veut dire que pour un regard américain, ces Français sont en retard sur tout étant donné qu’ils évacuent la neuropsychanalyse.

Conclusion

Dans le paysage francophone, la neuropsychanalyse se trouve, malgré elle, marginalisée à la fois du côté des psychanalystes à la fois du côté de ceux qui sont critiques envers la psychanalyse. Nous souhaitons une attitude d’ouverture du côté des psychanalystes, et une paisible attitude qui reprenne la rationalité du côté de ceux qui ont une position critique envers la psychanalyse de sorte qu’on retrouve la France des lumières et non pas celle de l’obscurantisme. 

 

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